La vie près du mur dans les années 80 par Thierry Noir.

On m’avait raconté tout un tas d’histoires sur Berlin. A cette époque plein de gens allaient à Berlin : David Bowie, Iggy Pop, Nina Hagen, alors je me suis dis tiens c’est bizarre il va falloir que j’aille voir pourquoi. Pourquoi ils vont tous à Berlin et pas à Lyon ou j’étais à ce moment-là.

Alors je suis parti en train, le 21 janvier 1982, de Lyon jusqu’à Berlin. Je n’avais pas de billet de retour, sinon je serais revenu tout de suite, parce que quand je suis arrivé après 21 heures de train, à la gare de la « Bahnhof Zoo » ; qui est devenue célèbre à cause de Christiane F. la jeune droguée de 14 ans ; cela sentait l’urine, il faisait nuit, j’avais froid, c’était vraiment l’angoisse. Je n’avais pas de billet de retour alors je suis resté.

J’avais rencontré pour le réveillon du premier de l’an 1982, que j’avais passé à Lyon une femme qui m’avait dit : " Tu vas à Berlin. Cela tombe bien. Mon meilleur ami habite à Berlin. Vas le voir de ma part. Tu peux rester chez lui aussi longtemps que tu veux."

En arrivant chez cette personne le premier jour de mon arrivée vers 9 heures du matin, je me suis tout de suite rendu compte qu'il n’était pas du tout le meilleur ami de la Lyonnaise, il se souvenait à peine de son nom et ne parlait pas français. La personne qui devait m‘héberger m’a fait comprendre au bout de 2 jours que je devais chercher un autre endroit. Je n’ai pas paniqué car j’étais naïvement sûr de trouver la maison dont parle Lou Reed dans sa chanson de 1973, Berlin. " It was so nice it was paradise, Berlin by the wall, Dubonnet on ice... "

J’étais à Kreuzberg pas très loin du mur alors je suis parti ce lundi 25 janvier 1982 vers 8:00 heures toujours tout droit jusqu’à la fin de l’Adalbertstrasse et là arrivé devant le mur je me suis dit : " Alors maintenant Thierry? A droite ou à gauche ? "

Il était pour moi hors de question de retourner en arrière. Au loin je voyais une grosse église (la Thomas Kirche), des bâtiments et des arbres alors je suis allé vers la droite. J'ai longé le mur et à peine fait 150 mètres, je suis tombé sur la Georg-von-Rauch-Haus, le centre de jeune où j’ai habité pendant 20 ans et demi. Juste comme un conte de fée. J’étais persuadé que c’était la maison dont parlait Lou Reed. Beaucoup de temps plus tard il a révélé dans une interview qu’en fait il n’était jamais allé à Berlin et avait écrit cette chanson à partir de livres loués dans une bibliothèque de New York. Je me demande souvent ce qu'il serait passé si j'étais parti vers la gauche ce fameux lundi 25 janvier ?

Au bout d’une semaine, je suis rendu compte que tout le monde était artiste autour de moi. Alors quand quelqu’un m’a demandé si j’étais artiste j’ai dis « oui ». Je n’avais pas envie de perdre la face, les autres m’auraient peut-être plus parlés si j’avais dis non.

Alors j’ai dis que j’étais un multi talentueux. Je sais tout faire : Chanter, jouer de la guitare, me rouler par terre, écrire des poèmes, peindre, jouer du tam-tam… C’est comme ça que je suis tombé dans cette marmite de créativité qu’était Berlin-Ouest à cette époque. En effet pour se protéger comme la vie artificielle de Berlin entourée par un mur, il fallait être soi-même créatif, pour se sentir vivre, pour ne pas tomber dans la mélancolie douce.

Je suis arrivé à Berlin en janvier 1982 mais je n’ai commencé à peindre que fin avril 1984. On croyait que j’étais payé par la ville de Berlin pour décorer le quartier, alors j’expliquais que même si l’on peint des centaines de kilos de peintures sur le mur, le mur ne sera jamais beau. Petit à petit les passants comprenaient ce que je voulais dire mais c’était dur parce que le recouvrement complet du mur avec de la peinture était quelque chose de nouveau. Tout ce qui est nouveau dérange un peu.

Certains croyaient que j’étais venu exprès de France, comme cela pour un week-end, pour rendre la ville plus agréable pour les touristes. Quand je suis arrivé à Berlin, je ne connaissais rien de la ville et la première fois que j’ai vu le mur je l’ai même trouvé petit.

Je me suis dis « C’est ça le mur de Berlin on est fait toute une histoire ! » Je m’imaginais un mur de 10 mètres de haut, alors qu’en fait il ne fait que 3,60 mètres. Plus tard j’ai compris que la force de ce mur c’était sa largeur. Le mur était une machine à tuer, un appareil, bien organisé, une bande de terrain d’environ 50 mètres de large fermée par 2 murs, un à l’est que l’on voyait au loin et un à l’ouest que l’on pouvait toucher.

Quand j’étais petit, avec mes parents, on allait voir le crocodile du Parc de la Tête-d’Or. Tous les dimanches on regardait ce crocodile et il ne bougeait jamais comme un morceau de bout de bois qui trainait par terre. Un jour il a faillit mordre le pied d’un gardien qui lui apportait à manger. Tout le monde a hurlé et je me suis rendu compte que ce crocodile était dangereux. Plus tard je me suis souvenu de cette histoire et j’ai remarqué que le mur c’était un peu la même chose. Je n’ai jamais vu se passer quelque chose de spectaculaire le long du mur, je n’ai jamais vu les soldats tirer ou arrêter quelqu’un, mais d’un seul coup on lisait dans les journaux que 2 personnes étaient mortes en tentant de s’échapper…

Au début avec Christophe Bouchet, je peignais la nuit, mais après 3 semaines, en mai 1984, pendant un tournage avec une télévision de Berlin, on s’est tellement fait photographier en long et en large par les gardes-frontières de la RDA qu’ensuite j’ai continué à peindre quand je voulais, je ne faisais plus attention à l’heure.

J’essayais de peindre dans les endroits ou il avait beaucoup de passage comme à Postdamerplatz. Je peignais le mur pour le faire tomber, mais sans jamais provoquer les soldats est-allemands qui gardaient le mur en leur jetant de la peinture ou alors en les insultant. Je ne jetais pas de restes ou de détritus par-dessus le mur, alors du coup ils me laissaient tranquille.

Entre Avril 1984 et la fin du mur j’ai peint avec Christophe Bouchet et Kiddy Citny environ 5 kilomètres du mur de Berlin qui faisait 45 kilomètres de long entre Berlin-Est et Berlin-Ouest. Je peignais, avec de petits rouleaux, des grandes fresques, 2 idées 3 couleurs on mélange le tout et voilà la peinture est finie. On a changé le monde en 10 minutes.

La plus part des allemands ignoraient le mur. C’était comme un tabou dans leurs vies. Ils venaient voir le mur une fois par an avec de la famille où des amis, pour leurs montrer le mur et puis c’était tout. Certains faisaient un détour pour ne pas passer près du mur. Les artistes allemands ne voulaient pas peindre le mur.

Le 9 novembre 1989 vers 23 heures en rentrant chez moi je suis tombé dans l’embouteillage de Checkpoint Charlie. Je suis resté là jusqu’à 4 heures du matin à regarder cet immense moment de joie intense. Ensuite dans les semaines suivantes j’ai peint le dos du mur en passant à travers les trous que faisaient les gens qui tapaient avec des burins et des marteaux pour récupérer des morceaux du mur. Même quand il pleuvait les gens coinçaient un parapluie sous un bras pour continuer à taper dur le mur. C’était la ruée vers l’or. Tout était possible.

On découvrait une nouvelle ville. Il y avait des clubs techno dans toute la ville. Les années 80 se finissaient.