Thierry Noir, L'homme du mur.

Nathalie Petrowski, La Presse (Montréal). Le samedi 09 mars 2002.

Le jour où le mur de Berlin est tombé, Thierry Noir a perdu son œuvre. Toute son œuvre. En l'espace de quelques heures, son immense fresque de béton de plus d'un kilomètre de long, s'est écroulée dans un grand fracas. Pourtant personne n'a vu pleurer l'auteur de la plus longue toile de béton au monde.

Le jour où il a perdu l'oeuvre qu'il avait mis cinq ans à peindre, Thierry Noir était peut-être un peintre orphelin, mais un peintre orphelin heureux. «J'ai commencé à peindre le mur pour ne pas devenir fou, m'a-t-il raconté. C'était une sorte de réaction physique et impulsive contre ce qui pour moi n'était rien d'autre qu'une machine à tuer. Alors quand cette machine s'est effondrée, j'étais fou de joie. Ma peinture ? J'en avais rien à foutre.»

Les cheveux carotte, regard noir vaguement somnolent, l'oreille perpétuellement vissée au cellulaire, Thierry Noir a 44 ans. Il est né à Lyon, est arrivé à Berlin au début des années 1980, avec deux valises et le désir fou de tripper avec Lou Reed et David Bowie qui s'étaient entichés de cette nouvelle capitale de l'underground une décennie plus tôt.

Noir ne savait ni peindre ni dessiner un chat. Il croyait rester à Berlin quelques mois. Vingt ans plus tard, il y est toujours. Il a maintenant deux appartements et une galerie à son nom - la Galerie Noir - dans le quartier de Schöneberg où il vend ses toiles ainsi que des affiches et des cartes postales rappelant le temps où il était artiste du mur avec Christophe Bouchet et Kiddy Citny. Il a longtemps vécu sans le sou. Tout a changé il y a deux ans. Après une décennie passée devant les tribunaux à réclamer sa juste part pour les tronçons de mur portant sa signature et vendus à prix fort aux enchères à Monaco, il a finalement obtenu gain de cause devant la Cour fédérale allemande. La vente avait rapporté plusieurs millions. Noir a touché une infime partie du moment : 115 000 euros. L'équivalent de 150 000 $.

Le mur devenu toile

D'une certaine manière, on peut dire que Thierry Noir a été l'un des artisans de la chute du mur. Avant qu'il n'éclabousse le mur de ses couleurs vives, le mur n'était qu'une autoroute de béton gris, une plage triste et militaire, frappée ici et là de slogans politiques ou de graffitis solitaires. Jusqu'en 1984, les Berlinois n'avaient jamais osé transgresser le tabou du mur. Plutôt que de le peindre, ils cherchaient furieusement à l'éviter.

«De fait, explique Noir, c'est la perfection du mur qui a précipité sa chute. De 1961 jusqu'au milieu des années 1970, le mur était fait d'un béton poreux qui absorbait la peinture. À partir de 1976, ils ont mis au point un système de Légo géant coulé dans un béton armé composé de granulite de silicate. Ce nouveau matériau était idéal pour peindre.»

La technologie a transformé le mur en toile et Thierry Noir, en peintre kamikaze et clandestin. Comme il fallait faire vite à cause du froid et de la sentinelle armée de Berlin-Est qui veillait sous les miradors, Noir a instinctivement opté pour des figures simples, d'exécution rapide.

Si la nécessité est la mère de l'invention, elle a accouché à Berlin d'un peintre néo-naïf, obsédé par un personnage en forme de ver de terre doté d'immenses lèvres qui devint sa marque de commerce et lui valut le titre de Picasso on the street.

«Ma recette était simple : deux idées, trois couleurs, vous remuez le tout et la toile est finie», ironise-t-il. Les Berlinois furent d'abord surpris, puis fâchés par ce type - étranger de surcroît - qui osait défier les interdits et entrer en relation directe avec la machine à tuer. Bien vite, ils se mirent à l'injurier et à le traiter de détourneur de mur et de capitaliste à la solde du gouvernement. «J'avais beau leur répéter que je n'étais pas payé par personne et que je ne cherchais pas à embellir la machine à tuer, que je ne faisais que réagir à sa tristesse, ils ne comprenaient pas. Faut dire qu'il y avait beaucoup d'émotion dans l'air.

Plus d'une centaine de personnes étaient mortes en voulant passer le mur. C'était très violent et très lourd comme atmosphère.» Malgré les cris et les injures, Noir s'entêta et continua à peindre tous les jours sans répit, couvrant avec ses camarades, une surface de plus de 4000 mètres de long.

Un jour, quatre garde est-allemands ont enjambé le mur avec leurs mitraillettes pour arrêter Noir. Terrorisé, il arriva quand même à s'enfuir à temps. Dès le lendemain, il changea radicalement sa technique, peignant d'un œil et surveillant les environs de l'autre.

Les Ailes du désir

Les habitants de Berlin regardaient peut-être Noir d'un mauvais œil, mais avec les touristes c'était une autre histoire. De plus en plus de gens de passage venaient se faire prendre en photo devant la mégatoile de Noir. D'autres réclamaient des cartes postales, des affiches, des t-shirts que Noir se mit à produire en petites quantités pour assurer sa survie. Un jour, un exilé allemand débarqua en ville. Il était cinéaste, s'appelait Wim Wenders et voulait tourner un film sur Berlin. Il ne savait pas exactement ce qu'il dirait dans ce film. Il savait seulement qu'il s'agirait d'une histoire d'amour entre un ange et un humain et qu'il y aurait un travelling le long du mur qui se terminerait par un type perché sur une échelle en train de peindre comme un malade.

Ce type c'était évidemment Thierry Noir. Quant au film, vous l'aurez deviné, c'était Les Ailes du désir qui, pour certains, demeure la plus belle œuvre de Wim Wenders. Le rayonnement du film dans les grandes capitales eut l'effet d'un baume sur les plaies encore béantes des Berlinois et sur leur perception du mur.

Comprenant enfin que peindre le mur n'était pas nécessairement un péché contre l'humanité, ils cessèrent d'abreuver Noir d'insultes et de sarcasmes. Quant aux touristes, ils affluèrent encore en plus grand nombre à l'atelier ouvert des artistes du mur. Mais Noir n'est pas nostalgique de cette époque folle et fiévreuse. Même si dans les années 1980, Berlin était devenue la capitale de l'avant-garde, la vie, selon lui, y demeurait difficile.

«Y'avait encore beaucoup de tristesse et de noirceur dans l'air. Y'avait aussi beaucoup de gens paumés, sans le sou qui se levaient tous les jours à 19h et qui toute la nuit durant, faisaient le circuit des bars, des cafés, des boîtes pour se tenir au chaud. C'est vrai que l'underground était florissant, que plein de nouveaux courants artistiques étaient en émergence, mais cela n'avait rien de joyeux. Tout semblait sans avenir, lourd et complètement désespéré. D'ailleurs ce n'est pas pour rien que les gens étaient aussi créatifs. Créer, c'était le seul moyen pour eux de ne pas devenir fou et de ne pas sombrer dans la dépression.»

La chute du mur en 1989 ne fut pas que symbolique. Elle nettoya l'atmosphère, dégagea le ciel et chassa plusieurs fantômes du passé : pas tous mais plusieurs. Sauf que sa chute sonna pour Thierry Noir le début d'une longue bataille juridique. En 1990, une dame bien intentionnée, que Noir appelle la huguenote, décida de ramasser des sous pour la rénovation de l'hôpital de la Charité de Berlin-Est qui en avait bien besoin. Elle convainquit les autorités de la laisser organiser une vente aux enchères à Monaco avec les plus belles sections du mur sauvées des pics des démolisseurs.

Un magnifique catalogue fut imprimé au coût de 50 000 $. On y retrouvait en photos, 33 segments peints par Noir et identifiés comme tels et 12, peints par Kiddy Citny. Lorsque Noir demanda à la dame si un montant avait été prévu pour dédommager les artistes, elle lui répondit : on vous a rendus célèbres, qu'est-ce que vous voulez de plus ?

Une bataille de 10 ans

Une poignée de millionnaires dont les héritiers de la famille Hennessy se portèrent acquéreurs des vestiges de la machine à tuer. La vente remporta un vif succès et généra des profits de plusieurs millions.

Malgré cela, quelques mois après l'événement, la huguenote déclara faillite. L'argent récolté disparut sans jamais franchir les portes de l'hôpital de la Charité. Révolté par l'affaire et par le fait que la huguenote vivait dans une villa somptueuse en banlieue de Berlin (villa qui n'était évidemment pas à son nom), Noir se tourna vers les tribunaux, exigeant qu'un montant raisonnable de la vente lui soit remboursé par l’état allemand. La bataille dura 10 ans, mais Noir en tira un enseignement des plus précieux. «À la fin, blague-t-il, je crois que j'en savais plus que tous les avocats contre qui je me battais.»

Durant ce long intérim, l'artiste ne resta pas inactif pour autant. Il mit sur pied un centre d’accueil pour jeunes dans un ancien squat, peignit d'immenses murales dans les boîtes de nuit et les entreprises. Il fut même engagé par le groupe U2 pour peindre la dizaine de voitures Trabant (ancêtres de la coccinelle) qui faisaient partie de la tournée Achtung Baby.

Treize ans après être débarqué à Berlin avec ses deux valises, Noir ne se voit pas vivre ailleurs. La nouvelle ville de verre poli qui a surgi sur l'immense terrain vague du mur, l'enchante. Bientôt en plus, le dernier vestige de son œuvre sera encastré dans un trottoir au pied d'un nouveau complexe.

Dans 100 ans, il ne restera peut-être plus rien du mur de Berlin, mais il y aura toujours cette tache de couleur coulée dans le béton, cette trace indélébile signée Thierry Noir.