Les Ailes du Désir.

Libération, Jeudi 1 octobre 1987.

Berlin, envoyée spéciale.

Wim Wenders est fan de rock. Depuis son premier long métrage dédicacé aux Kinks en 1970 (Summer in the City), il n'a cessé d'étayer son propos de trouvailles musicales: Parfois inédites (le groupe Dick Tracy dans Tokio-Ga), souvent pointues, et toujours d'un goût certain (l'impeccable linéarité des plages de Ry Cooder dans Paris-Texas).

Interrogé, il se révèle un imparable «branché» en cette foisonnante matière, et aligne des connaissances quasi exorbitantes en regard des maigres loisirs que lui laisse son éreintant timing de cinéaste:

" Ce qui m´ennuie le plus dans les périodes de tournage, précise-t-il, c 'est de ne pas pouvoir me tenir au courant de tout ce qui sort, ce que j´essaie de faire habituellement. C’est assez frustrant de ne pas pouvoir écouter de nouveaux disques, découvrir des choses. Aussi je tâche de profiter au maximum des périodes intermédiaires entre les tournages pour écouter le plus de musique possible."

Vrais-faux concerts.

Cette louable avidité, alliée à un goût affûté d'ex-fan des sixties (ses groupes favoris de l'époque: Pretty Things, Them et bien sûr, les Kinks), conduisent Wenders à se montrer un tantinet plus averti que bon nombre de ses contemporains quadragénaires prétendument "branchés-rock" parvenant tout juste à citer Police ou Mike Jagger au nombre de leurs obsessions new wave.

Wim Wenders adore parler musique (ça le change du cinéma). Entre deux concerts au vol (Bashung à Clichy en 1985, Violent Femmes à Milwaukee ou ailleurs avant), il évoque pêle-mêle Green on Red, les intellos expérimentaux de Tuxedo Moon (parmi ses chouchoux de longue date), Minimal Compact et surtout les outrances caverneuses des Antipodes à savoir: Crime and the City Solution et Nick Cave and the Bad Seeds, qui occupent une place prépondérante dans Les ailes du désir, son dernier film.

L'érudit-rock-cinéaste, en effet, non content d'avoir concocté, comme à son habitude, une bande-son «définitive», fortement imbriquée dans l'image, a filmé ces derniers, tels qu'on peut les voir sur scène, organisant pour ce faire de « vrais-faux concerts» des groupes; à Berlin, lieu de résidence privilégié des Australopithèques errants, décor et sujet des Ailes. Il n'y a d'ailleurs pas dans le film que les concerts qui soient fabriqués, et tout le monde se souvient bien ici de l'un des épisodes les plus marquants du tournage.

Vrai-faux mur

Les deux murs existants ne suffisaient pas à Wenders: sous le nez des «Vopos» perplexes, il en a construit un troisième, qu'il a bientôt fait recouvrir des peintures qui décorent le «vrai». Thierry Noir, qui chante aussi dans Sprung aus den Wolken est l’un des principaux artistes du mur. Lui et son copain Christophe Bouchet, Français également, ont déjà peint environ cinq kilomètres (sur 167!) de mur, et n'ont l'intention de s'arrêter que lorsqu'ils l'auront entièrement revu et corrigé de leur effronté pinceau: vaste fresque en tons primaires de petits personnages allégoriques naïfs, flamboyantes exubérances abstraites, l'oeuvre de ces acharnés, pour le moins. se voit de loin.

Pour la perpétrer sans obstacles matériels, ils ont pris l'habitude de vendre leurs tableaux le soir dans les bars et les restaurants de Berlin. C'est comme ça que Thierry Noir a rencontré Wenders, au Florian:

"Il est vraiment sympa. Chaque fois que je le vois, il m´achète un tableau, ou une carte postale. Nous en sommes tout naturellement á collaborer pour le film: Il fallait aussi peindre le faux mur."

Noir, qui vit dans l'ex-premier squatt de Berlin, désormais devenu « foyer de jeunes» sous la houlette de la mairie de Kreuzberg (le quartier des groupes et des bars, à forte dominante turque et d'ailleurs surnommé par les Berlinois « la petite Istanbul), ajoute que le film de Wenders a obtenu tous les suffrages auprès du cercle alternatif berlinois pour d'évidentes raisons:

«Depuis le succès de Paris-Texas, il a beaucoup plus de moyens et il a donné du travail a tout le monde l’hiver dernier. Il y avait toujours quelque chose à faire, soit pour la constitution du faux mur soit pour le reste: il fallait des figurants pour les concerts par exemple. Grâce à lui on a vécu un peu mieux pendant un moment et c’est plutôt bien tombé, parce que l’hiver à Berlin pour certains, ça peut être très dur!», explique-t-il avant de s'interroger, dubitatif:

« Mais pourquoi a-t-il tourné par ce froid. »

Libération, Laurence Romance, 1er octobre 1987.